Gaulcem Faidit
Gaucelm Faidit (vers 1150 - vers 1205) est l'un des troubadours les plus féconds de son temps.
Il est né à Uzerche dans une famille de petits bourgeois de la région du Limousin. Il prend pour femme une prostituée du nom de Guilhelma Monja, qui l'accompagne dans ses pérégrinations. À l'aise aussi bien dans la langue d'oc que dans la langue d'oïl, il fréquente les plus grandes cours d'Europe, notamment celle de Richard Cœur de Lion à Poitiers et celle de Geoffroy Plantagenêt en Bretagne.
Il aurait pris part à la quatrième croisade (1202 - 1204). Certains historiens disent qu'il serait revenu dans son Limousin natal vers 1203 pour y mourir quelque temps plus tard.
Il reste de lui 65 chansons ainsi qu'une dizaine d'autres compositions d'attribution moins certaine.
La notation musicale de la chanson de Gaucelm confirme certains éléments relevés par G. Paris. La notation employée est antérieure à la fin du XIIIe siècle, mais s’apparente à la notation parisienne du début du XIIIe siècle. À la fin du XIIIe siècle, la notation est mesurée, mais dans ce manuscrit, les notes sont toutes semblables et possèdent une hampe ; ce qui implique une non-précision du rythme musical autre que celui donné par la prosodie du texte.
La courbure des queues des notes peut toutefois évoquer un système rythmique, sans que nous ayons pour le moment réussi à le déterminer. Il est donc fort probable que le scribe recopiait le manuscrit à partir d’un ouvrage plus ancien car la musique de son époque était mesurée. Contrairement aux chansonniers de troubadours où les chansons sont adaptées selon les modalités d’écriture de l’époque de consignation (G, X et W), nous avons donc ici un témoignage d’écriture bien plus ancien.
Les quatre chansonniers furent copiés entre le XIIIe et le XIVe siècle alors que la période d’activité de Gaucelm Faidit se situe aux alentours de la fin du XIIe siècle et du début du XIIIe siècle. Le manuscrit η, conservé à la Bibliothèque apostolique du Vatican, serait, selon A. Jeanroy, le plus ancien. Dans les trois chansonniers français, le texte occitan a été francisé et comporte par conséquent des fautes d’occitan assez évidentes. Dans le manuscrit η, le planh de Gaucelm Faidit est la seule chanson. Il est noté après l’Estoire de la guerre sainte attribuée à Ambroise dont on situe la composition aux alentours de 1195-1196, soit pendant la période d’activité de Gaucelm Faidit. L’Estoire de la guerre sainte est un « journal de l’expédition de Richard Cœur de Lion depuis son commencement jusqu’à la fin » et la chanson racontant sa mort intervient donc comme une conclusion.
(Source - L’édition des chansons de troubadours avec mélodies : l’exemple du planh Fort chosa es que tot lo major dan du troubadour Gaucelm Faidit (BdT 167,22) - Christelle Chaillou-Amadieu)
Plus peut-être que tout autre troubadour, Gaucelm Faidit fait les frais de cette propension à imaginer l'humiliation du poète amoureux. Non seulement toutes ses razos sont des récits de l'humiliation amoureuse, mais encore sa vida, condescendante et humoristique, le présente, avec une sorte de cohérene perverse, comme une victime désignée pour les malheurs qui seront les siens :
"Gaucelm Faidit était d'un bourg qui a nom Uzerche et se trouve dans l'évêché de Limousin ; il était fils d'un bourgeois. Il chantait plus mal qu'aucun homme au monde, mais il fit beaucoup de bonnes mélodies et de bonnes paroles. Il se fit jongleur, parce qu'il avait perdu tout son avoir au jeu de dés. C'était un homme très généreux, etil étit très glouton pour manger et boire ; aussi devint-il gros outre mesure. Il fut très longtemps malchanceux, ne recevant ni présents ni honneurs ; si bien qu'il alla plus de vingt ans à pied à travers le monde, car ni lui-même ni ses chansons n'étaient bien accueillis ni appréciés. Il épousa une femme de mauvaise vie, nom Guillelma Monja. Elle était très belle et fort instruite, et devint aussi grosse et grasse qu'il l'était. Elle était d'un riche bourg qui a nom Alès de la marche de Provence et de la seigneurie de Bernard d'Anduze".
D'un côté cette vida, conservée par dix manuscrits, multiplie les critiques à l'égard du troubadour et accumule les traits défavorables. C'est un déclassé, victime de ses propres vices. Fils de bourgeois, il a dû se faire jongleur parce qu'il avait tout perdu aux dés. On sait l'importance de ce vice, et à quel point il était considéré comme un vice. Jouer pour de l'argent était condamné. L'Eglise condamnait les jeux de hasard un peu au même titre que les pratiques divinatoires ou conjuratoires, comme toute spéculation sur l'avenir, attentatoires à la toute-puissance et à la liberté de Dieu. Si porté surla nourriture et la boisson, Gaucelm Faidit est devenu obèse (c'est un vice qui va avec celui du jeu), marié à une femme de mauvaise vie devenue encore plus grosse que lui, tous ces traits accumulés par la vida semblent vouloir peindre un caractère faible, soumis à ses vices jusqu'à la déchéance. Enfin, il chantait "plus mal qu'aucun homme au monde", ce qui n'est un gage de succès quand on doit se faire jongleur pour vivre. Mais c'est une plaisanterie que l'on retrouve ailleurs dans la littérature du temps.
Si la vida se limitait à cette accumulation de traits désobligeants, elle peindrait un misérable, victime de ses vices, auquel on n'est guèree tenté de s'intéresser beaucoup et sur lequel, surtout, on ne s'apitoie que modérément. Mais elle ajoute des traits positifs, qui sont, s'agissant d'un poète et d'une introduction à ses poèmes, des taits décisifs. Certes "il chantait plus mal qu'aucun homme au monde", mais "il fit beaucoup de bonnes mélodies et de bons poèmes". Certes, il a épousé une femme de mauvaise vie qui est devenue obèse, mais "elle était très belle et fort instruite". Certes, il était gourmand et ivrogne, mais il était généreux. Gaucelm Faidit n'est donc pas un misérable comme un autre. C'est un grand poète, victime de sa faiblesse et de ses vices ; un grand poète capable de se mettre en ménage avec une prostituée, mais une prostituée belle et cultivée, une Aspasie.
Tous les jeunes gens sont des Gaucelm Faidit, non par l'inconstance, mais par la crédulité. Les éternels"adolescents d'autrefois" ne veulent jamais comprendre qu'entre être toléré et être aimé, l'abîme est infranchissable. Ils s'obstinent à interpréter en prémices ténues e l'amour les manifestations de l'apitoiement embarassé ou de la moquerie dissimulée.
(Source - Michel ZINK "Les troubadours, une histoire poétique")
Peu de Troubadours nous ont laissé un chansonnier aussi considérable : plus de soixante dix pièces dont quatorze ont leur musique.
En outre, le pays d’origine de Gaucelm Faidit et sa vie de voyageur ajoutent encore à son intérêt. Limousin, probablement d’Uzerche, il a sa place dans la série des poètes qui, d’Ebles de Ventadorn à Elias de Barjols, firent rayonner la science courtoise et l’art du Trobar de la Haute Aquitaine sur toute l’Occitanie. Dans cette longue lignée limousine, il se range parmi les troubadours itinérants, les poètes musiciens grands voyageurs qui, à partir des hautes terres limousines, firent rayonner leur art de l’Angleterre au Levant, de la Bretagne au cœur de l’Italie, du royaume de Léon à la Hongrie.
De l’œuvre de Gaucelm Faidit, il reste quatorze chansons avec mélodies dont dix avec plusieurs versions mélodiques. Originaire du Limousin, sa période d’activité couramment admise est comprise entre 1150 et 1202. Pour R. Lug, la période aurait pu s’étendre à 1235 voire 1240.
Richard Cœur de Lion mourut le 6 avril 1199, dans le Limousin. Gaucelm Faidit composa son planh sur la mort du roi Richard peu de temps après, au moment où Aliénor d’Aquitaine et Jean sans Terre se rendirent en Aquitaine « pour assurer le pouvoir des Plantagenêt ». Le planh eut un succès considérable, en témoignent les quatre versions avec mélodies consignées dans trois manuscrits français (W, fr. 844, f. 191 ; X, fr. 20050, f. 87 ; η, BAV, Reg. Lat. 1659, f. 89v-90r) et dans un chansonnier italien (G, Milan, Bibl. Ambr. R71 sup., f. 29v-30r).
Le planh a comme antécédent le planctus, séquence latine non liturgique dont l’origine remonte à Tacite, d’usage à l’époque carolingienne pour « célébrer la mort d’un chef». S’il est possible de tracer quelques caractéristiques du planh, définir précisément un genre littéraire médiéval est toujours hasardeux. P. Bec le classe parmi les genres « aristocratisants », mais C. Thiry le qualifie plutôt « d’élitiste ». Ce dernier présente le déroulement du planh comme assez libre car il n’a pas de « moule formel spécifique ». L’identification du planh se fait donc avant tout par l’évocation de la mort, sujette à lamentations. Dans un article récent, O. Scarpati définit d’ailleurs le planh provençal comme « un genre de la poésie lyrique des troubadours qui se présente comme un chant de deuil pour la mort de la femme aimée ou d’un personnage important de la société courtoise. »
Étant donné que seuls deux planhs sont parvenus avec la mélodie, il est impossible d’en cerner les caractéristiques mélodiques. La poésie latine offre en revanche un certain nombre de planctus avec mélodies. C’est le cas notamment de quatre planctus attribués à Pierre Abélard, antérieurs à 1142 (date de sa mort) et à la période d’activité de Gaucelm Faidit. M.-N. Colette souligna que la notation musicale employée dans le manuscrit Paris BnF, nal 3126, où sont consignés quatre de ses planctus avec les mélodies, rappelle celle du Codex Calixtinus « largement influencée par les répertoires limousins ». À propos de la notation des planctus d’Abélard, elle ajoute :
On retrouve donc ici des signes qui font penser aux manuscrits aquitains, comme une certaine forme de point messin incurvé. L’influence du Sud et du Limousin sur le manuscrit de Nevers se manifeste aussi en ce que Nevers choisit, pour ses proses, les versions mélodiques aquitaines de préférence aux versions parisiennes.
Cette remarque incite donc à un hypothétique rapport avec le planh de Gaucelm Faidit, Limousin d’origine. On peut d’ores et déjà souligner que le caractère répétitif du planctus est également retrouvé dans la chanson de Gaucelm. J. Stevens a d’ailleurs mentionné que les rapports texte/musique étaient favorisés par la fluidité des paroles, laquelle était mise en exergue par une mélodie peu ornée et une adéquation des formes musicale et métrique. Notons que la mélodie de Gaucelm possède toutefois des ornementations (voir édition musicale à la fin de l’article).
Ar es lo montc vermellc et vertc
E de mantas colors cubertc,
E rema.l brun' aura negra,
E l'ausel desseron lur becs!
Per c'ieu ai talent che desplec
Tal un vers ce far no pogra
Mentre ce.l desturbiers me tenc.
Mas era m'esmend' e m'endertc
Los maltraitc c'avia sufertc,
Non gies cill ce far o degra,
Mas autra, ce.m trais fors los decs
Can vic lo gran affan qui.m crec,
Don giamais mos cors no.s mogra
Si.l fins giois no fos, ce.m revenc . . .
. . . de midons, qi m'a si aut dertc,
Per c'ieu puosc e dei esser certc
Qu'ill a me no s'eschasegra
Mais, pos que.l platc -- eu no ssoi pecs --
C'a sson plaser ab lieis m'aplec --
E l'autra, c'ades mi nogra,
Torne s'en ab aquo qe venc
Ab son engan, qui.s vair e vertc
Et ab sos bels ditc fals, cubertc,
S'en torn' et ab s'amor negra,
C'a doas lengas e dus becs,
Mas lieis non cal, qui.s qu'en desplec,
Lo ver del mal qu'ieu dir en pogra,
Si.m volgues, pel dan en que.m tenc.
No.s tainh, que.l bela m'o endertc,
E ssi tot eu ai lai sufertc
Los dantc que sufrir non degra,
Tuogll m'en, e met' ab leis mos decs,
Cui grazisc, car mi det e.m crec,
Che gia per autra no mogra
Mos cors, del mal c'a me revenc.
Per so, dic c'a bona fe.m dertc
Ma dompna, e ssoi ne ben certc --
Mais dic, ce no m'escasegra,
Neus q'eu en pens, e ssoi ben pecs
--Per qe -- car dic c'am lieis m'aplec --
-- mi trac doncs -- oc -- nonca.m nogra
Ver dir del fi gioi que me venc.
-- si fera, que.l giois es trop vertc,
E gia.l dirs no.n fura sufertc
Per lieis, e non s'escasegra,
Que d'uns n'i a, ab trenchans becs,
Tals c'anc giois ab lur vol non crec
Ans si pogues, cacs mi nogra
Ab lieis de cui mi meteis tenc.
D'on deport, lieis mon vers desplec,
Denant N'Agout, de cui mogra
Si.l giois non fos ce sai mi venc.